Association Française pour le Rayonnement
du Théâtre du Château de Drottningholm
et du Musée Suédois du Théâtre

Direction : Gilbert Blin
Saison 2008

 La restitution de scénographies
à l’épreuve de l’expérience :

un exemple des travaux de
l’Académie Desprez

Rémy-Michel Trotier
5 juin 2008

Souhaitée par certains chercheurs, et semble-t-il appréciée par une partie du public, la remise en spectacle « authentique » d’œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles se manifeste régulièrement sur nos scènes. Parmi les tentatives récemment menées, plus ou moins complètes, de spectacles incluant des aspects de « restitution », le travail de direction scénique de Gilbert Blin occupe une place particulière. Metteur en scène et scénographe formé à l’histoire du théâtre, Gilbert Blin a fondé en 1999 l’Académie Desprez, dont la mission principale est d’œuvrer au rayonnement du Théâtre du Château de Drottningholm et de son musée.

Le Théâtre du Château de Drottningholm se situe en Suède dans les environs de Stockholm ; inauguré en 1766, il a cessé d’être utilisé après 1792 pour être redécouvert et remis en exploitation dans les années 1920. C’est aujourd’hui un lieu unique au monde, et ce pour trois raisons principales. Le lieu est intouché, n’ayant pas subi de rénovation : tous les éléments qui s’y trouvent datent du XVIIIe siècle. L’appareil scénique est, de plus, complet : rien ne manque à la machinerie, et le fonds de décors conservé est suffisant pour représenter pratiquement tout le répertoire  1 . Enfin, et surtout, le théâtre est resté totalement fonctionnel ; c’est ainsi que des productions y sont encore, de nos jours, présentées régulièrement. Le Théâtre du Château de Drottningholm est donc un témoignage indispensable des modes de représentation de spectacles à la fin du XVIIIe siècle.

Après avoir travaillé au Théâtre du Château de Drottningholm à la fin des années 1980, puis en 1992 et 1998 comme metteur en scène invité, Gilbert Blin a souhaité renforcer l’importance de cette référence dans les travaux historiques sur les arts du spectacle, en créant une structure dont les orientations de recherche et de pratique sont inspirées par ce lieu. L’étude des décors et de la machinerie du Théâtre du Château de Drottningholm, pour la période historique considérée, lui semble essentielle à l’activité de restitution scénographique.

 

Au sein de l’Académie Desprez, à côté du Groupe de Soutien dont l’action vise à encourager et à développer l’activité, le Groupe de Recherche compte aujourd’hui une douzaine de sociétaires. Ils sont conseillés par un comité consultatif, essentiellement composé d’experts et de praticiens travaillant au Théâtre du Château de Drottningholm. Une des applications du travail du Groupe de Recherche est la préparation de spectacles fondés sur la prise en compte de faits historiques. L’Académie Desprez a ainsi soutenu les recherches préalables à plusieurs productions d’opéras ou de spectacles musicaux entre 2001 et 2007. Parmi ces expériences de recherche appliquée, cinq ont concerné la scénographie du XVIIIe siècle.

En 2001, Gilbert Blin signait le décor d’Orlando furioso de Vivaldi à l’Opéra d’État de Prague (Statní Opera Praha). Sa scénographie, inspirée par les architectures éphémères de feux d’artifice, se signalait par une première forme d’intégration de peintures baroques sur une architecture en volume  Illustration 01 .

En 2003, son décor pour Rosmira fedele de Vivaldi à l’Opéra de Nice intégrait des copies de châssis XVIIIe ; l’Académie Desprez intervenait entre autres sur la restitution de la mise en perspective de ces châssis  Illustration 02 . Pour certains décors, la restitution était volontairement incomplète, particulièrement pour les toiles de fond. Invités de nouveau à l’Opéra de Nice en 2007 pour Teseo de Handel, Gilbert Blin et l’Académie Desprez complétèrent certains de ces décors en ajoutant les parties manquantes, reconstituées à partir de gravures ou de dessins  Illustration 03 .

En 2008 enfin, l’Académie Desprez proposait une scénographie pour La Giuditta, un oratorio de Scarlatti mis en espace en l’Église Saint-Martin Saint-Augustin de Nice. Cette réalisation était composée uniquement d’ornements religieux originaux du XVIIIe siècle, particulièrement liés aux éclairages  Illustration 04 .

 

Dans le domaine des scénographies peintes, qui fait l’objet du présent exposé, une application particulière doit encore être signalée : entre Rosmira fedele en 2003, où la restitution était surtout faite de copies, et Teseo en 2007, où des éléments complets ont pu être reconstruits, la conception des décors de Don Giovanni en 2006, pour la compagnie Mozart Praha au Théâtre des États de Prague a marqué une étape importante dans le développement méthodologique de l’activité de reconstitution de scénographies par l’Académie Desprez  2 . C’est pour l'année anniversaire de la naissance de Mozart (1756/2006) que fut mise en place cette nouvelle production de Don Giovanni, dans le théâtre même où l’œuvre fut créée en 1787  Illustration 05 .

A la demande de Jiří Kotouč, directeur artistique du projet, et en accord avec le metteur en scène Lubor Cukr, les décors de la nouvelle production devaient être un essai de restitution de ceux de la création  3 . La scénographie, confiée à Gilbert Blin, bénéficia de recherches préalables menées au sein de l'Académie Desprez par des membres de son Groupe de Recherche, en particulier Magnus Blomkvist à Stockholm et Romain Feist à Paris, sous la coordination de Rémy-Michel Trotier et la direction de Gilbert Blin, assistés de Donna Worrall.

Dans le cadre des trois journées de réflexion organisées par l’A.C.R.A.S. à Versailles et Nantes en mai 2008, il a semblé opportun à l’Académie Desprez de revenir sur cette production et d’aborder la question de la restitution à travers cet exemple particulier. Le compte-rendu d’expérience que nous livrons ici a donc pour objet de témoigner du processus de reconstitution d’un décor de la fin du XVIIIe siècle  4 . Lors de cette expérimentation, le processus de production concrète du décor, initialement voulu de restitution, est apparu autant comme une suite de choix que comme un enchaînement d’arbitrages, lors desquels les paramètres financiers et techniques ont provoqué des ajustements des composantes historiques et esthétiques. Par delà le résultat des recherches scientifiques et par delà les choix artistiques, existait donc une étape à franchir, à savoir la prise en compte de la réalité concrète du projet.

 

Les recherches préliminaires ont été menées par Gilbert Blin qui a commencé par identifier le décorateur de la production originale de Don Giovanni. Il s’agissait de Josef Platzer, né à Prague le 20 septembre 1751 dans une famille de sculpteurs. Josef étudia auprès de son père Ignác Frantisek Platzer et du peintre praguois Fr. Wolf puis, à partir de 1774, à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne  5 . Au début des années 1780, il fut engagé à Prague pour peindre les 12 décors de répertoire du nouveau théâtre que le Comte Nostitz-Rieneck faisait édifier en ville, et qui prit le nom de Nostizches Theater – aujourd’hui connu sous le nom de Théâtre des États (Stavovské Divadlo)  6 .

Les relations de Platzer et Mozart furent nombreuses quoiqu’elles restent aujourd’hui mal documentées. Le Nozze di Figaro furent triomphalement créées en 1786 dans des décors de Platzer, et ce fut lui qui signa également ceux de Don Giovanni dont la création eut lieu le 29 Octobre 1787. On ignore quel fut le nombre de décors nouveaux peints pour cette production en particulier, l’essentiel ayant sans doute été pris dans le stock de décors existants. Platzer signa peut-être des décors de La Clemenza di Tito, créée le 6 septembre 1791, plus sûrement ceux de Cosi fan tutte et enfin ceux d’Idomeneo, à Vienne en 1806, peu avant sa mort  7 .

Afin de connaître la liste des décors de Platzer qui ont été utilisés pour la première mise au théâtre de Don Giovanni, on doit se reporter au livret original de Lorenzo Da Ponte    Illustration 06 . Traditionnellement, celui-ci indique à chaque changement le nouveau décor, mais ces indications imprimées ne recoupent pas entièrement les mentions de lieu qui apparaissent dans les dialogues : il y a des incohérences. Il en va ainsi du tout premier décor : le livret précise que l’action débute dans un jardin (Giardino), mais lorsque Donna Anna, plus tard, fait à Don Ottavio le récit de cette scène initiale, elle précise que c’est dans la rue (Strada) que Don Giovanni, l’ayant poursuivie, assassina son père. D’autres différences sont décelables dans l’ouvrage ; elles s’expliquent sans doute par le fait que le poète, appelé à la cour de Vienne pour des circonstances officielles, n’a pas pu rester jusqu’à la première de Don Giovann 9 . Les modifications dans le programme des décors, qui ont été décidées après son départ, n’ont donc pas pu être répercutées dans les dialogues déjà versifiés et peut-être même déjà mis en musique  10 . Elles figurent uniquement sous forme de didascalies, qui seules permettent d’établir la liste des décors finalement retenus pour la production. C’est l’hypothèse de laquelle nous sommes partis, et la suite de cet exposé concerne donc le processus de reconstitution de ce Giardino.

 

Ce décor, comme la totalité du fonds XVIIIe du Théâtre des États, est malheureusement perdu. Il n’existe pas non plus de document de la main de Platzer qui lui soit clairement associé ou qui en montre explicitement le dessein  11 . Pour en avoir une impression visuelle, nous devons nous référer à un document de seconde main. En 1816, dix ans après la mort de Platzer, un de ses élèves, Norbert Bittner (1786-1851) a publié dix portfolios de planches gravées d’après des décors de son maître  12 . Bittner possédait au moins deux cents dessins de la main de Platzer et son recueil est une précieuse compilation de toutes ces sources. Cependant l’élève, en rassemblant dans un unique ouvrage des dessins réalisés à des moments divers pour différentes productions, les a homogénéisés dans une même présentation. Pour chaque décor, il a représenté la toile de fond, à laquelle il a superposé deux châssis latéraux (ainsi qu’une frise pour les intérieurs)  Illustration 07 . La plantation en perspective est donc absente des gravures de Bittner.

On trouve plusieurs jardins dans cette suite de gravures et deux d’entre eux ont été utilisés dans notre reconstitution de 2006  13 . Celui qui a servi pour le Giardino qui ouvre l’Acte I est celui dont les châssis représentent des fontaines et dont la toile de fond inclut un escalier, suggérant un accès vers une architecture  Illustration 08 . Il est bien entendu nécessaire de commencer par retourner l’image, qui a été mise à l’envers par le processus de gravure ; l’escalier est donc à cour et non à jardin  Illustration 09 .

Le projet de Platzer ainsi révélé peut-il être mis en relation avec des éléments de décor du XVIIIe siècle aujourd’hui conservés ? Si les décors peints par Platzer pour Prague sont perdus, on a la chance de connaître une autre réalisation de ce jardin  Illustration 10 . Platzer, à côté des ses fonctions officielles, avait en effet la pratique de nombreux théâtres privés de l’aristocratie viennoise et œuvra également auprès de commanditaires privés dans sa contrée d’origine. Il réalisa ainsi de nombreuses décorations pour le comte George Joseph de Wallenstein-Wartenberg au Château de Litomyšl. Cet édifice datant de la fin du XVIe siècle fut rénové par le comte dans la dernière décennie du XVIIIe  14   Illustration 11 . Le théâtre, minuscule, occupe un seul étage et la hauteur du cadre de scène est d’à peine 3,50 mètres  15   Illustration 12 . Une salle gothique, une prison, un palais, une chaumière de paysans, une place publique, une campagne figurent dans le fonds de répertoire de ce théâtre, ainsi que des châssis et le fragment d’une toile de fond d’un Jardin.

On doit à Jiří Bláha, restaurateur de peinture, historien de l’art et spécialiste de Platzer, d’avoir identifié les éléments de décors conservés à Litomyšl par rapport à la gravure de Bittner  16 . Son analyse montre la remarquable similarité des proportions entre les éléments réels de décor et la gravure, que ce soit pour les châssis de côté ou pour le fragment de la toile de fond  Illustration 13 . En utilisant la gravure (qui donne la composition et les proportions de l’image) et des photos des châssis restants (qui donnent les couleurs et le rendu des matières), L’Académie Desprez a pu reconstituer une image complète de la toile de fond du Giardino, dans des couleurs que l’on peut espérer assez proche de celles de Platzer. Cette opération, qui mélange peinture traditionnelle et travail informatique, a été menée en équipe comme au XVIIIe siècle  Illustration 14 .

 

Le résultat ne représente cependant pas le décor dans son ensemble, qui ne se limitait pas à une image plane. Un plan du Théâtre des États dressé en 1793 montre en effet sans ambiguïté la machinerie de plateau, qui respecte la composition traditionnelle de l’appareil scénique, fait de rangs de châssis organisés en deux lignes convergentes à jardin et à cour  17   Illustration 15 . Dans le cas du Théâtre des États le nombre de rangs était de sept, sachant que le premier (au niveau des escaliers de service) était probablement fixe et destiné à accueillir un cadre de scène peint que l’on ne changeait pas au cours du spectacle. Nous avons retenu cette option dans le spectacle de 2006, en recréant un cadre peint en trompe l’œil au premier plan.

Derrière ce cadre général et avant la toile de fond, il fallait de plus, pour restituer le décor complet, rétablir les rangs de châssis latéraux dont la gravure de Bittner ne rend pas totalement compte. Elle ne présente en effet que le dernier, tandis que le Théâtre des États en accueillait, comme on l’a vu, jusqu’à six  18 . Ces rangs pouvaient être identiques mais ce n’était pas toujours le cas ; la nécessité de renouveler les images scéniques à partir d’un fonds de répertoire avait conduit à l’inclusion de nouveaux châssis dans des séries existantes, et cette pratique est attestée, en particulier, pour ce type de décor. Il est donc tout à fait improbable que les fontaines du Giardino aient été répétées à l’identique sur plusieurs rangs de chaque côté. Les décors de jardin de l’époque pouvaient alterner éléments d’architecture et éléments végétaux ; on en connaît un exemple de la main de Louis-Jean Desprez (1743-1804), élaboré pour Drottning Christina de Kellgren, un ouvrage représenté à Gripsholm en 1785 et à Drottningholm en 1786. Ce décor représente, d’après le livret, une Illumination d’une Fête dans un Jardin  19  ; les éléments latéraux montrent une alternance de fontaines et d’arbres  Illustration 16 .

Afin de respecter cette convention, nous avons choisi, parmi les châssis de Platzer conservés à Litomyšl, des arbres – ce sont d’ailleurs ceux dont nous nous sommes inspirés pour « colorier » l’arbre qui apparaît sur la toile de fond. Nous disposions donc ainsi, pour composer notre Giardino, d’un vocabulaire adéquat comportant une toile de fond, des rangs de fontaines et des rangs d’arbres  20   Illustration 17 . Restait à décider comment les disposer dans le théâtre.

 

La machinerie XVIIIe du Théâtre des États a en effet disparu. Le théâtre a été rénové au vingtième siècle et, même si la partie publique et l’extérieur ont été refaits dans une volonté d’authenticité, la cage de scène a pour sa part été équipée d’une machinerie moderne  21 . Le système des wagons latéraux, supportant des châssis aisément interchangeables et autorisant de rapides changements à vue, n’existe plus. A sa place, nous disposions pour installer nos châssis de « porteuses », qui sont des barres métalliques horizontales, suspendues à des filins et que l’on peut monter ou descendre des cintres.

Les seuls mouvements possibles sont donc des mouvements verticaux ; cela exclut toute possibilité de changements à vue « à l’ancienne ». Dans un projet conçu dans une optique de restitution, nous nous sommes finalement interdits de faire à vue ces changements verticaux, parfois flatteurs mais inexacts en termes d’époque  22 . Même s’il n’était pas possible de reconstituer l’intégralité du spectacle, nous avons décidé, au moins, de ne rien montrer qui n’existât pas en 1787. Les changements de décors se faisaient donc derrière un rideau de scène, intégré à la scénographie, que l’on baissait à chaque changement de lieu.

La plantation même des châssis sur porteuses s’avère vite être un véritable casse-tête, le nombre de porteuses se révélant rapidement insuffisant. Ces porteuses sont, théoriquement, au nombre de cinquante et une ; en réalité un certain nombre est occupé, principalement, par du matériel d’éclairage (projecteurs) et le nombre de porteuses disponibles tombe rapidement à une quarantaine. Des rééquipements dans le cours du spectacle sont quasiment impossibles, même pendant l’entracte, et il est pourtant nécessaire de trouver une organisation pour les huit décors prévus. Bien sûr, tous les décors n’occupent pas sept rangs ! Comme au XVIIIe siècle, le déroulement du programme scénographique alterne des perspectives longues et courtes. C’est ainsi que les porteuses au lointain, moins fréquemment sollicitées, peuvent être assez facilement organisées. En revanche, l’avant est vite encombré et il faut essayer plusieurs solutions avant de trouver la bonne, chaque permutation posant de nouveaux problèmes qui ont un impact direct sur la plantation des autres décors, la mise en scène, les lumières… et imposent de nombreux allers et retours entre le scénographe et les autres responsables du projet.

Cette opération ne serait sans doute pas si compliquée s’il ne s’agissait pas de décors peints en perspective. Dans ce type de décor, il y a en fait deux perspectives à gérer : celle qui est peinte sur les châssis, et celle des châssis eux-mêmes dont la taille va décroissant en fonction de leur éloignement. La peinture est faite pour accentuer l’effet de profondeur, les motifs au lointain étant plus petits. Mais les deux perspectives doivent être calculées pour s’accorder : lorsque la plantation est réussie, toutes les architectures peintes sont alignées. Dans une configuration où les écarts entre châssis sont souvent irréguliers, à chaque fois que l’on « déplace » un châssis d’une porteuse à l’autre, il faut en recalculer la taille.

Ce problème a commencé à se poser de façon aigue en 2003 pour les décors de Rosmira fedele, également conçus pour un théâtre équipé en porteuses. Après cette production, il m’a semblé nécessaire de réfléchir à un système permettant d'automatiser certaines étapes du calcul de la perspective, et de tester à l'écran diverses combinaisons. Ce système a pris la forme d’un programme informatique, baptisé Prospettiva en hommage aux traités de Fernandino Bibiena  23   Illustration 18 . Sa fonction principale est d’adapter les dimensions d’un design à celles d’un théâtre donné, en fonction d’une perspective perçue dont l’utilisateur du programme peut contrôler les paramètres. J’ai commencé à programmer cet outil en 2005, ce qui nous a permis de l’utiliser pour la première fois à l’occasion de la production de Don Giovanni. Les perspectives de notre restitution ont ainsi été calculées avec ce programme. Le maquettage final de la conception décors incluait également des éléments mis en perspective par informatique  Illustration 19 .

Outre les maquettes, le programme Prospettiva a permis d’éditer le modèle de chaque châssis afin d’en permettre la construction  24 . L’exactitude des calculs a permis le bon fonctionnement de la perspective résultante  Illustration 20 . Les huit décors de la production ont été réalisés sur le même principe. Le décor que l’on voit le plus longtemps est une rue (Strada), où se déroulent une partie de l’Acte I et aussi une grande partie de l’Acte II, ce qui rappelle que le projet initial de Da Ponte se passait presque entièrement dans cet espace de convention de la comédie  25   Illustration 21 .

Cette expérience de reconstitution des décors de Don Giovanni, pour rigoureuse qu’elle ait tenté d’être, a fait apparaître plusieurs facteurs qui empêchent de parvenir à une restitution à l’identique des décors de 1787. Les sources, même pour un ouvrage aussi célèbre, restent imprécises et partielles, qu’il s’agisse des sources littéraires ou des sources iconographiques. Pour cette seconde catégorie, nous avons même dû nous référer à des sources relativement tardives ; les gravures de Bittner, cependant, une fois que l’on a su les décrypter, se sont révélées remarquablement utiles.

Le frein principal à l’activité de restitution scénographique est, bien entendu, l’inadaptation des théâtres actuels au répertoire du XVIIIe siècle. Les machineries modernes permettent de simuler la plantation des décors mais non de reconstruire leurs mouvements, pourtant composantes intrinsèques de leur identité initiale. Les systèmes d’éclairage d’aujourd’hui, trop intenses et très difficiles à disposer, sont également un obstacle fort à une restitution à l’identique ; aucun décor n’aura tout à fait l’air de dater du XVIIIe siècle s’il n’est pas éclairé comme à l’époque. J’ajouterais l’impact fort des contraintes de sécurité actuelles, heureusement plus exigeantes qu’autrefois, mais qui compliquent sérieusement le processus de production et obligent souvent à trouver des astuces pour en dissimuler les garants : barrières, harnais, etc.

Les modes de production actuels, surtout, s’avèrent inadaptés. Les délais impartis aux artistes qui s’essayent à la restitution sont bien trop courts pour permettre de régler en profondeur toutes les questions que l’exercice soulève : il faudrait le temps de la recherche là où l’on ne dispose souvent que de celui de la production. Dans ce sens, Don Giovanni a été un cas extrême : la commande est arrivée le 25 janvier 2006, la première étant prévue pour le 12 juillet, soit moins de six mois plus tard. Le travail du Groupe de Recherche de l’Académie Desprez a débuté en février et la conception s’est étalée sur tout le mois de mars. Une visite du Théâtre du Château de Litomyšl a été organisée, afin de voir les décors originaux  26 . Un premier projet de Gilbert Blin, correspondant à une restitution optimale de ce que la recherche permettait de connaître, a été présenté le 21 avril. Financièrement et techniquement irréalisable tel quel, le projet a été revu pendant le mois de mai. Cela laissait le mois de juin pour construire les décors proprement dits. Aucune maison d’opéra actuelle ne pourrait faire peindre huit décors complets en un tel délai sans un investissement humain et financier conséquent  27 . S’il est extrêmement difficile de comparer les coûts de production entre les époques passée et actuelle, la quasi disparition de certains métiers rend certaines étapes de la production difficilement finançables ; c’est le cas de la peinture des décors. Pour cette raison, et pour garantir l’exactitude du traitement pictural, ceux de la production de Prague ont été imprimés avant d’être collés sur des châssis découpés aux bonnes dimensions. Ce procédé fonctionne, à certains égards, remarquablement bien – de nombreux amateurs, découvrant le résultat depuis le public, s’y sont laissés prendre – mais pose de nouveaux problèmes, surtout relatifs aux éclairages.

 

Exercice difficile, la reconstitution scénographique, entreprise dans le cadre d’une production « en vraie grandeur », est cependant riche d’enseignements : sur les décors eux-mêmes, sur leur usage historique et aussi sur leur emploi actuel, que l’expérience oblige à questionner. Dans les situations que nous avons affrontées, il nous a semblé utile, avant tout, de chercher à reconstituer, non pas les objets en eux-mêmes, mais leur effet dans le déroulement du spectacle. Il ne s’agissait pas d’en retrouver la matérialité, ni dans le choix des matériaux, ni dans leur traitement, mais bien d’en restituer l’impact sur le public.

Dans ce sens, le succès de la production semble avoir donné raison à l’Académie Desprez. Le spectacle, financé uniquement par les recettes de la billetterie, est présenté en 2008 pour la troisième saison. Le public, qui n’est pas essentiellement composé de spécialistes mais plus simplement d’amateurs de la musique de Mozart, apprécie de voir l’œuvre dans ses décors originaux – et, il est vrai, dans une mise en scène qui prétend simplement raconter l’histoire sans surimposer une modernité factice.

Représenté dans les décors voulus par Platzer, Don Giovanni semble ainsi bénéficier d’une vision rafraîchie, débarrassée du pathos hérité d’une lecture par trop romantique. La prédominance du décor urbain, par exemple, rend à l’ouvrage son caractère de comédie, propice à maintenir à la représentation un rythme enlevé, une énergie sincère. Dans ce cadre, devant ces décors, la musique de Mozart, que l’on croyait pourtant connaître, sonne différemment ; notre écoute en est renouvelée. Cet ultime effet d’une restitution que l’on croyait ne concerner que les décors n’en est sans doute pas le moins intéressant.

Rémy-Michel Trotier
Responsable des Études
ACADÉMIE DESPREZ

 

 

______________________________________

 1  Voir Blin, Gilbert et Trotier, Rémy-Michel, The Drottningholm’s Collection of Historical Stage Sets : Perspectives on Conservation. Report with contributions by Jirí Bláha, Vincent Droguet, Marc-Henri Jordan and Barbro Stribolt. Académie Desprez, Paris, 2007.  ↑ revenir au texte 

 2  L’article publié en 2006 par Gilbert Blin dans le programme de salle du spectacle était une première étape de formalisation a posteriori de l’expérience de reconstitution ; voir « How do we reconstruct the original sets of the first performance of Don Giovanni, Prague, 1787 » à la page 12.  ↑ 

 3  Dans la suite de ce texte, j’emploie de préférence le terme de « restitution » pour désigner le résultat et celui de « reconstitution » pour désigner le processus. Dans ce processus, un certain nombre d’éléments qui n’ont pas été conservés mais dont une documentation appropriée permet de connaître la nature et la forme peuvent parfois faire l’objet d’une véritable « reconstruction ».  ↑ 

 4  Pour la production de 2006, ce sont bien les huit décors de Don Giovanni qui ont fait l’objet d’une reconstitution ; la méthode présentée ici à travers l’exemple du premier d’entre eux a été essentiellement suivie pour les sept autres.  ↑ 

 5  Un article de 1969, malheureusement peu illustré, offre un panorama de la production scénographique de l’époque en République Tchèque : voir Procházka, Vladimir, « Bohemia and Scenery: First Half of the Nineteenth Century » in Anatomy of an Illusion, Studies in nineteenth-century scene design, Lectures of the fourth international congress on Theatre Research, Amsterdam 1965. Scheltema & Holkema, Amsterdam, 1969, p. 35-44.  ↑ 

 6  Pour des exemples de décor de répertoire à Prague avant Platzer, voir Divadlo v Kotcích, 1739 1783. Uspořádal a redigoval František Černý. Panorama, Praha, 1992, p. 293-309. Voir aussi Hilmera, Jiří, « From the Baroque to the Romantic, Du baroque au romantisme » in Czech Theatre, Castle Theatres in Bohemia and Moravia, no.7. Theatre Institute Prague, 1994, p. 63-72.  ↑ 

 7  Pour d’autres dessins de Josef Platzer,  voir Oenslager, Donald, Stage Design, Four Centuries of Scenic Invention, Illustrated with Drawings for the Theatre from his Collection. The Viking Press, New York, 1975, p. 131-132 ou encore Baroque and Romantic Stage Design, Edited by János Scholz. Introduction by A. Hyatt Mayor. E.P.Dutton & C°, New York, 1962, p. 93-100. Une peinture de Platzer, témoignant de sa gamme colorée, est reproduite dans Theatrum Mundi, Die welt als bühne. Minerva, Wolfratshausen, 2003, p. 206.  ↑ 

 8  Voir [Da Ponte, Lorenzo], Il Dissoluto punito. O sia Il D. Giovanni. Dramma Giocoso in due Atti. Da Rappresentarsi nel Teatro di Praga l’Anno 1787. La Poesia è dell’ Ab. Da Ponte Poeta de’ Teatri Imperiali di Vienna. La musica è del Sig. Wolgango Mozzart, Maestro di Cap. tedesco. Schœnfeld, Prague, 1787.  ↑ 

 9  Da Ponte avait composé à peu près en même temps les livrets de Don Giovanni, de L’Arbore di Diana (musique de Vicente Martín y Soler, création à Vienne le 1er octobre 1787) et d’Axur (musique de Salieri, création à Vienne le 8 janvier 1788). Il écrit dans ses mémoires : « Je m’arrêtai huit jours [à Prague] pour diriger les acteurs [du Don Juan] ; mais, avant que cet opéra pût être mis en scène, je fus obligé de revenir à Vienne, sur une lettre pressante de Salieri, qui me mandait que l’Assur était commandé pour le mariage de l’archiduc François, et que l’Empereur désirait impérieusement ma présence » ; voir Da Ponte, Lorenzo, Mémoires, Préface de Dominique Fernandez, Traduction de M.C.D. de la Chavanne revue et complétée. Paris, Mercure de France, 1980, p. 156-157.  ↑ 

 10  Don Giovanni était, semble-t-il, prévu pour les festivités de mariage d’une nièce de Joseph II ; outre les mémoires du poète, en témoigne une première mouture du texte dramatique, destinée à la censure de Vienne : voir [Da Ponte, Lorenzo], Il Dissoluto punito. O sia Il D. Giovanni. Dramma Giocoso in due Atti. Da Rappresentarsi nel Teatro di Praga per l'arrivo di sua altezza reale Marie Teresa arciduchessa d'Austria: sposa del Ser. principe Antonio di Sassonia l'anno 1787. In Vienna, s.d. Ce livret, dont le début est imprimé et la fin manuscrite, est reproduit dans Warburton, Ernest, The Librettos of Mozart’s Operas, Volume Two: The Works for Munich & Vienna. Garland Publishing Inc, New York & London, 1992.  ↑ 

 11  Il existait un dessin de Platzer qui montre un jardin très proche de notre Giardino, et qui pouvait être une esquisse préparatoire à ce décor ; ce dessin aujourd’hui perdu est reproduit dans un article de Vĕra Ptáčková, « Scénografie Mozartova Dona Giovanniho v Praze » in Mozartův Don Giovanni v Praze, Šéfredaktor Jan Kristek, Praha, Divadelní ústav, 1987, p. 93-160. Cet article recense les différentes scénographies pragoises réalisées pour l’ouvrage de sa création à nos jours. Une gravure du XVIIIe siècle par M. Thoenert, qui montre la scène de la sérénade, donne une idée de certains éléments du décor mais reste insuffisante pour en reconstruire l’ensemble ; voir Benešová, Zdeňka, Součková, Taťána et Flídrová, Dana, Stavovské Divadlo, The Estates Theatre in Prague, Its History and Present. Národní Divadla Praha, Prague, 2000, p. 27.  ↑ 

 12  Voir Norbert Bittner d’après Josef Platzer, Theater Dekorationen nach den Original Skitzen des Hof Theater Malhers Joseph Platzer radiert und verlegt von Norbert Bittner, Wien, 1816. Les exemplaires que nous avons consultés sont ceux du Musée Suédois du Théâtre et, pour des compléments (les recueils divergent), ceux de la Bibliothèque de l’Opéra à Paris. Bittner eut également une production personnelle comme décorateur ; des exemples de ses réalisations sont reproduits dans le troisième tome d’un rare recueil : Theatrical Designs from the Baroque through Neoclassicism, Unpublished material from American Private Collections with an introduction by George Freedley. H. Bitter and Company, New York, 1940 (Josef Platzer figure dans le second tome).  ↑ 

 13  Le second jardin de Don Giovanni, et de notre restitution, accueille les scènes 16 à 20 de l’Acte I et, en particulier, le fameux « Trio des Masques ». Nous avons utilisé comme point de départ la gravure où l’on voit au centre de la toile de fond un petit pavillon ; ce bâtiment existe au jardin zoologique de Schönbrunn à Vienne (il s’agit du Kaiserpavillon), et Platzer en avait copié l’architecture dans son décor.  ↑ 

 14  La seule publication française où l’on peut, à notre connaissance, voir des photos de Litomyšl est un article de Denis Gontard, « Témoins de l’illusion baroque » paru dans Connaissance des arts, N.353 (Juillet 1981), p. 24-31.  ↑ 

 15  La hauteur du cadre de scène du Théâtre des États est d’environ 7 mètres.  ↑ 

 16  Jiří Bláha, historien de lart, s’est consacré à partir de 2001 à l’étude et à la restauration des décorations scéniques des théâtres historiques de République Tchèque : Litomyšl, mais aussi Zleby, Mnichovo Hradiste et Kacina. A propos de Litomyšl, voir Bláha, Jiří, Materiály k dĕjinám zámeckého divadla v Litomyšli. Občanské sdruženi Milislav, Litomyšl, 2003. Depuis 2005 Jiří Bláha coopère régulièrement avec la Fondation du Théâtre Baroque de Český Krumlov. Il achève actuellement une thèse consacrée à Josef Platzer.  ↑ 

 17  Ce plan est reproduit dans Zaubertöne, Mozart in Wien, 1781-1791, Ausstellung des Historischen Museums der Stadt Wien im Künstlerhaus, 6 Dezember 1990-15 September 1991, Wien, Eigenverlag der Museen der Stadt Wien, 1990.  ↑ 

 18  Des tentatives précédentes de reconstitution spéculative des décors de Platzer, ignorant cette configuration obligée des scénographies de l’époque, avaient au contraire analysé les gravures de Bittner comme une représentation de l’ensemble du décor ; voir Ptáčková, Vĕra, « Scénografie Mozartova Dona Giovanniho v Praze » in Mozartův Don Giovanni v Praze, Šéfredaktor Jan Kristek, Praha, Divadelní ústav, 1987, p. 93-160.  ↑ 

 19  Ce décor, conservé par le Musée Suédois du Théâtre à Drottningholm, était encore récemment présenté sur la scène du Théâtre du Château de Gripsholm. Il est reproduit dans Stribolt, Barbro, Scenery from Swedish Court Theatres, Drottningholm Gripsholm. Stockholmia Förlag - Drottningholms Teatermuseum, Stockholm, 2002, p. 411 et suiv.  ↑ 

 20  Notre choix de laisser, sur la toile de fond, les deux châssis latéraux (pour une restitution à l’identique, il aurait sans doute fallu les en séparer) permettait d’accentuer encore la perspective.  ↑ 

 21  Pour l’histoire du Théâtre des États de sa construction à sa restauration, voir Benešová, Zdeňka, Součková, Tatiána et Flídrová, Dana, Stavovské Divadlo, The Estates Theatre in Prague, Its History and Present. Photographs by Miroslav Hucek. Národní Divadla Praha, Prague, 2000.  ↑ 

 22  Gilbert Blin a procédé différemment dans ses productions de Rosmira fedele et de Teseo où les changements étaient à vue ; la primauté était alors donnée aux principes, constitutifs de la scénographie baroque, de « surprise » et de « transformation », au détriment de la nature historique des mouvements proprement dits.  ↑ 

 23  Les calculs réalisés par le programme Prospettiva © Rémy-Michel Trotier sont conformes aux instructions des traités de Bibiena. Voir en particulier Galli-Bibiena, Fernandino, L’architettura civile, Parma, 1711 et Direzioni della prospettiva teorica, Bologna, 1732.  ↑ 

 24  Les photographies très précises des décors originaux nécessaires à notre reconstitution ont été prises par M. Oldřich Vaňura.  ↑ 

 25  Voir la plus ancienne version connue du livret, déjà citée.  ↑ 

 26  L’Académie Desprez tient à remercier, pour leur excellent accueil, les représentants du Théâtre du Château de Litomyšl et en particulier Madame Iva Lánská, Ing.Arch., directrice du bureau territorial de Pardubice de l’Institut des monuments nationaux.  ↑ 

 27  Dans le domaine des décors, la volonté de restitution se heurte à un aspect des modes de production de notre époque : la disparition de la notion de répertoire scénographique. Toute tentative de restitution hors d’un théâtre historique semble devoir se faire ex nihilo. Je remercie Laura Naudeix d’avoir, lors du débat suivant ma présentation, attiré l’attention sur ce changement essentiel dans nos habitudes de représentation du genre. Seule une collaboration de long terme, impliquant plusieurs productions, permet de modifier cet état de fait. C’est ce qui s’est produit lorsque Gilbert Blin a choisi de réutiliser, pour Teseo en 2007, des éléments de décors de sa production de Rosmira fedele en 2003, présentés dans des configurations renouvelées.  ↑ 

Ce texte a fait l'objet d'une première communication, le 29 mai 2008, lors du Colloque international A.C.R.A.S. Restitution et création dans la remise en spectacle des œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles (Versailles, 29 mai & Nantes, 30 et 31 mai 2008). Lien vers le site de l'A.C.R.A.S.